1# Quand le caramel devient trop cuit … bling !


Des Jus / lundi, juin 24th, 2019

Je crois qu’il faut avoir vécu sur une autre planète pour ne pas s’être rendu compte que depuis quelques années le sucre est partout, everywhere Messieurs Dames ! Alors oui, nous pourrions parler de l’industrie agro-alimentaires et de ses désormais nouvelles « recettes » mais ici, on axera le propos vers la sphère parfumée copieusement saupoudrée de molécules édulcorées, j’ai nommé : les parfums orientaux gourmands.

L’histoire des notes sucrées : tout commence avec le malentendu du chocolat chaud

Les professionnels du domaine savent que le parfum Angel de Thierry Mugler, créé par Olivier Cresp, révolutionne le monde de la parfumerie en 1992. A l’époque ce jeune parfumeur est alors encore empreint de son expérience américaine sur les arômes alimentaires. Il réussit à élaborer La propre madeleine de Proust de Monsieur Thierry Mugler en personne. Comment ? C’est au cours d’une discussion que T. Mugler lui confia ses plus « doux » souvenirs d’enfance entre barbe à papa, chocolat chaud et madeleines maison de sa grand-mère. Olivier Cresp était le nez parfait pour retranscrire une « odeur gustative » dans un jus. Cette overdose de sucres – fruit de la passion suave, vanille miellée, caramel crémeux, héliotrope séduisant, praline croquante, cacao envoûtant, mandarine juteuse – fût une première osée dans l’art de marier les notes olfactives. Les avis sont partagés, de façon générale il plait ou pas du tout. Cependant, il serait erroné de croire que l’appétence du sucré dans les jus actuels s’est créée seulement à partir de cette gourmandise étoilée. En effet, cet engouement a d’abord pris place dans…le palais aztèque ! Nous parlons ici de cette petite partie de notre organisme dédiée au sens du goût mais aussi bel et bien de royauté. Explications.

great conquerors, Fernando Cortez is received in Mexico from Montezuma, the king of the Aztecs, 1519, liebig figurine, 1904, Copyright © Fototeca Gila…

En 1519, pleine période des grandes découvertes, le conquérant espagnol Fernando Cortez et sa grande unité de cavalerie arrivent au large des côtes de Veracruz – petit port mexicain. Ils rejoignent la cité aztèque peuplée par les guerriers Totonaques et leur roi Moctezuma II qui se méprend totalement sur l’identité de F. Cortez : illuminé par ses croyances, il croit rencontrer un des quatre dieux créateurs du monde, Quetzalcoatl dit le serpent à plumes. Reçu comme tel, il a alors le privilège de goûter au meilleur des breuvages Totonaques, le Tchocolatl ou chocolat-vanille. Un chocolat chaud exaltant la palette aromatique du cacao aztèque, le tout magnifié, sucré et arrondi par une vanille exquise et d’exception. Il n’en fallait pas moins pour que les Espagnols tombent amoureux de ces petits grains noirs discrets d’apparence mais puissants de saveur et de parfum. Non seulement ce chocolat méso-amérindien infusé d’une vanille généreuse ravit leur palais mais aussi leur nez. Nous comprenons donc que c’est la vanille qui sera rapportée comme un trésor gustatif et olfactif par les Espagnols en Europe.

Edmond Albius // www.ecriplume.com –
Cacao Chapon et grains de vanille // Crédit photo The Poppy Logbook

Riches de cette nouvelle épice, elle est retrouvée dans toutes les cuisines des cours royales, dès le début du XVIIe siècle. Le Roi soleil était d’ailleurs autant friand de desserts à la vanille que de parfum de peau, vanillé. Les maîtres parfumeurs de l’époque cherchent à intégrer la vanille à leurs créations mais bien qu’aidés des botanistes, ils ne savent pas comment cultiver en masse ces fameuses orchidées lianescentes tropicales. Le Mexique gardera le monopole de la production de vanille jusqu’au début du XVIIIe siècle ! Et c’est en 1841 à l’île de la Réunion, qu’un jeune horticulteur, Edmond Albius, esclave seulement âgé de 12 ans, perce le secret de la technique pollinisation des fleurs de vanille, c’est la naissance de l’appellation « vanille Bourbon ». Les colons français s’emparent de cette technique afin de produire de la vanille sur d’autres îles françaises, la vanille de Madagascar en est l’autre espèce la plus célèbre. L’exportation bat son plein vers 1898, les cuisiniers et les parfumeurs de France adoptent tous la belle odorante.

Quid de la nouvelle mode vanille sucre des parfumeurs ?

Aimé Guerlain fasciné par le potentiel rond de la vanille, décide d’intégrer des notes vanillées à son philtre mais avec une alternative chimique moins coûteuse que l’épice vraie : il utilise la vanilline, dont la synthèse chimique vit le jour en 1874 grâce au chimiste allemand Wilhelm Haarmann. Nous sommes en 1889, Jicky marque l’histoire de la parfumerie française avec ses accords de fond vanillinés modernes, vanille grasse et épicée mêlée à des notes de tête botaniques piquantes de lavande, plus fraîches, et des notes rondes animales, impétueuses. S’en suivront des créations de parfums mythiques possédant des notes vanillées précieuses rehaussées d’épices chaudes, patchouli enveloppant ou fruits mûrs tels que Shalimar de Guerlain (1921), Opium d’Yves Saint-Laurent (1977), Coco Chanel (1984), Samsara de Guerlain (1989), Trésor de Lancôme (1989), et bien d’autres. Le digne héritier de cette vague vanillée sucrée sera sans conteste en 1992 LE parfum friandise alors jamais créé : Angel de Thierry Mugler. C’est l’histoire d’un parfum qui s’adresse à une femme très féminine, jouant de ses charmes, part d’enfance gardée et… fière conquérante car sillage fortement présent ! Finalement Fernando Cortez n’est pas si loin, vous rappelez-vous ?! Lui, le conquérant, qui était tombé amoureux d’une boisson si réconfortante, le chocolat chaud vanillé. La mode des orientaux fruités gourmands est pleinement lancée.

La stratégie commerciale nous conduit à l’indigestion

Black Opium d’Yves Saint-Laurent, La Petite robe noire de Guerlain, La Vie est belle de Lancôme, etc. Autant d’exemples de parfums dérivés sous de trop nombreuses versions pour dire que c’est fini ; fini l’époque où un jus sucré correspondait à une élaboration singulière, florale, fruitée équilibrée, reconnaissable entre toutes. Les Maisons de parfums saisissent la tendance gourmande et se lancent dans la production en masse de philtres mainstream appétents pour certains ou … rebutants pour d’autres. Les parfumeurs se plient aux briefs marketing qui trop souvent viennent contrer leurs idées pour s’orienter vers des clones, mais ce n’est qu’une attaque marketing.

Molécule d’éthyl-maltol ou veltol // www.fragrantica.com

Les matières premières nobles ou simples comme un abricot mûr ou une vanille froide, odeurs de sucre subtil, sont copieusement noyées sous l’action du coupable n°1 : l’éthyl-maltol – exhausteur de goût à prix accessible encore connu sous la désignation ethyl-praline ou veltol – qui émane des accords de caramel, fruits cuits saturés ou sucre plus que roussi si le veltol est dosé fortement. L’idée semble ne pas prêter attention à l’élaboration d’un jus magnifique mais plutôt « un cocktail standard » ; comme un gâteau raté auquel on aurait ajouté trop de beurre et de sucre pour être sûr que ce joyeux mélange incertain plaise à la dégustation et puisse berner nos papilles, ici nos récepteurs olfactifs.

Le tableau n’est à ce stade plus glorieux du tout pour ces sempiternels accords sucrés. Cependant, il faut quand même avouer que certains gourmands sont de magnifiques créations avec une vraie belle signature, celle de leur créateur parfumeur que l’on aura laissé exprimer tout l’art de son expertise et de sa passion pour des collections exclusives ou une marque de niche, douceur d’un Cuir Beluga de Guerlain, verger merveilleux papillonnant d’Hanaé d’Hanaé Mori, élégance délicieuse d’une Ambre Eccentrico de Georgio Armani Privé. Surprenant.

Des années 90 à 2000, le marketing 1.0 n’est encore qu’unidirectionnel sans prendre en compte les véritables desiderata des consommateurs. La surexposition médiatique du luxe dans ces années contraint tout cet univers à adopter des codes particuliers. Le parfum doit raconter une histoire à son acheteur pour se différencier de la concurrence qui devient rude, les moyens commerciaux se développent avec l’emailing et la newsletter, le marketing devient plus agressif, intrusif.

Des années 2000 à 2010, le marketing 2.0 s’exprime sous le signe de la communauté. Règne du tout internet oblige. Il faut fédérer ses consommateurs pour vendre car la communauté se retrouve propre ambassadrice d’une marque. Quoi de mieux que de laisser véhiculer les messages commerciaux bien miellés par ses fidèles clients ?! Les médias de masse, jusque lors uniques moyens de promotion en parfumerie – publicité télévisée, publicité papier magazine, affichage 4×3, laissent place à une communication dialoguée, où la réponse ou l’avis, voire la critique du consommateur est possible et écoutée.

Depuis les années 2010, le marketing 3.0 doit s’adapter aux réseaux sociaux donc réseaux de consommateurs qui s’avèrent être très renseignés : on parle même de « consommacteurs ». Ils deviennent experts de leurs produits de cœur, ce que l’on observe bien chez la vague des youtubeurs du monde entier qui s’avèrent être des consommateurs particuliers, puisque rémunérés ou pas par les marques, mais connaisseurs. Le très théâtral Jeremy Fragrance (Award 2019 for Consumers Choice Best Vlog of the Year by Fragrance Foundation New York City) est un bel exemple d’influenceur dans l’univers de la parfumerie. De par ses revues, il décrypte soigneusement parfums bas prix, mainstream et de niche avec grand professionnalisme et brand self marketing bien rodé. Selon lui, certains parfums gourmands sont fantastiques comme Viva La Juicy Gold Couture de Juicy Couture ou encore le nouveau Good Girl de Carolina Herrera. Ses paroles influencent sa communauté.
3.0 est aussi l’ère de la personnalisation des produits. Mais comment personnaliser le parfum ? Outre l’idée d’élaborer directement son parfum avec un parfumeur, la tendance est à la gravure : un message sur flacon pour Guerlain, graver vos simples initiales chez Serge Lutens ou encore la gravure de l’étui de voyage en cuir chez Atelier Cologne. Tout cela a un prix allant de 25 à 77 euros. Nous pouvons alors nous demander si la parfumerie n’est pas elle aussi passé du côté obscur : l’effet bling-bling ?

La bonne recette de la gourmandise, less is more ?

La pâtisserie plaît, la gourmandise peut s’avérer être voluptueuse, le sucre nous replonge tout simplement en enfance et car il est riche en énergie / sucre rapide, nous adultes, cherchons aussi à nous enivrer de cette vitalité douce dans un monde exigeant. Les parfums sont puissants sur notre cerveau. Mais quand est-il de l’exigence du savoir-faire des maisons de parfums actuelles ? Nous sommes arrivés à une époque de véritable cacophonie olfactive ambiante. Il suffit simplement de se rendre dans des grandes enseignes de parfumerie pour être frappé par une nuage odorant puissant de vaporisations intempestives ! Ne serait-il pas temps de privilégier à nouveau des matières premières plus nobles ou tout du moins plus simples pour revenir à l’époque de créations parfumées singulières ?

Gourmandises ultimes Aux Deux Magots – Paris 6
Lequel auriez-vous pris chers lecteurs ?!

Dans une interview accordée au magazine web AuParfum, Marielle Belin (ancienne directrice marketing international pour Thierry Mugler) nous rappelle que jusqu’en 1940 on recensait 80 lancements de parfums en France (source : La Société Française de Parfumeurs). 10 références parmi ces éditions vintage sont encore sur le marché. De nos jours, nous comptons par année pas moins de 400 nouveaux jus arrivant sur le marché du parfum soit 4000 références sur 10 ans. On ne répertorie parmi eux seulement que 60 parfums encore commercialisés ! Cette comparaison nous montre à quel point nous nous situons dans une société de consommation, les maisons de composition peinant à délivrer les matières premières, dans ces conditions le parfum n’a plus vraiment d’âme. Il semblerait pourtant que le contexte d’écoute du consommateur soit favorable à la rectification de tir. Les consommateurs sont en quête de vrai, de meilleure qualité, de moins d’informations.

Car il en va de l’identité d’une marque. Le client juge, le client véhicule des messages, le client créé une notoriété. Tous les parfums ne peuvent pas plaire à tout le monde, c’est un fait établi. Et tous les parfums ne sont pas faits pour plaire à tout le monde. C’est un fait touchy. Mais tout le monde peut reconnaître la qualité d’une création aux moyens mis en œuvre pour la réaliser – histoire, accords olfactifs utilisés, temps de création, prise en charge promotionnelle, transparence des messages, artisanat. Alors la recette de la gourmandise est-elle encore consommable ou périmée ? Disons qu’elle est consommable mais avec nuances ! Tout comme les pâtisseries, c’est bien meilleur de déguster un gâteau sain réalisé avec des ingrédients sains et respectueux de l’environnement. Un gâteau d’artisan sera toujours meilleur qu’un gâteau industriel. Du sucre brun sera toujours plus goûteux que du sucre blanc. C’est ainsi qu’à vouloir se démocratiser de trop, les marques se sont très certainement ringardisées, ou peut-être même dévalorisées.
L’avenir de cette tendance sucrée ne serait plus aux édulcorants mais bel et bien aux fragrances sucrées qualitatives et moins quantitatives. Ainsi la sphère des parfums gourmands aurait tout à gagner d’user des accords doux mais délicats pour revenir au véritable savoir-faire des maîtres parfumeurs d’antan et les mixer à d’autres accords peut être insolites. Nous avons besoin de retrouver de la subtilité, pas de l’ostentatoire stéréotypé.

Finalement l’adage aurait raison, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre mais avec du miel …ceci dit, précieux, le vrai nectar est !

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